Après-coup



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Quand le mégaphone s'éteint

Chaque lutte est différente, mais toutes ont un seul et même but : bouleverser l’ordre établi. Que ce soit en faisant grève, en informant la population, ou en manifestant avec ferveur sur la place public, les membres d’un mouvement social s’unissent pour dire “non”. Et si, en plus de faire bouger le monde et la société, une cause changeait la vie de ses militants ? Cinq bretons nous ont raconté comment leur engagement a marqué leur existence.

Audrey Le Bivic
Audrey Le Bivic
Productrice de lait âgée de 33 ans, elle a lutté durant la crise du lait de 2009. Déçue du syndicat agricole majoritaire, elle quitte le mouvement en cours. Des années plus tard, son engagement prend une tournure plus pédagogique et sa vision de la politique n’est plus la même.

Denis Castel
Denis Castel
Ex-délégué du personnel de Marine Harvest, il a été l’un des derniers à quitter l’usine après un plan social douloureux. Reconverti aujourd’hui en propriétaire de bar à Brest, il continue de soutenir ses anciens camarades de lutte et collègues.

Michel et Anie Politzer
Anie et Michel Politzer
Couple à la vie comme à la lutte, ces deux écologistes et artistes sont à l’origine de l’engagement contre la centrale nucléaire d’Erdeven. Mais cet investissement à la fois politique et militant a parfois été lourd à porter.

Jean-Pierre Le Mat
Jean-Pierre Le Mat
Porte-parole des Bonnets rouges, cet indépendantiste breton n’en est pas à son premier mouvement social. Son engagement sulfureux à Plogoff, et sa lutte infatigable pour sa région ont forgé sa perception du militantisme, qui n’a cessé d’évoluer.

Passer le tract à gauche
A

u commencement, il y a la lutte. Une colère, un ras-le-bol, un refus… C’est ce qui a poussé Jean-Pierre Le Mat, petit patron, Anie et Michel Politzer, artistes, Audrey Le Bivic, agricultrice et Denis Castel, ouvrier, à s’engager. Durant des semaines, voire des mois, ils ont mis leur vie entre parenthèses pour défendre leurs valeurs ou leur emploi. Puis il y a la fin, victoire ou échec. Épisode charnière vers la vie d’après. Des années plus tard, que reste-t-il de ce déclic ? Comment a-t-il marqué leur mémoire ?

« On s’est fait avoir »

Nous sommes en septembre 2009. Cela fait une dizaine de jours que, de l’aurore à la tombée de la nuit, Audrey Le Bivic campe sur le parking de la centrale du Lidl de Guingamp avec des camarades agriculteurs. Lancé par la FNSEA, le principal syndicat agricole, ce mouvement national dénonce la chute des prix et veut empêcher l’abandon des quotas laitiers.

FNSEA
Créé en 1946, elle regroupe entre 220 000 et 240 000 adhérents et est organisée en fédérations départementales (FDSEA). C’est le syndicat majoritaire à la Chambre d’Agriculture.

Une période harassante où la trentenaire court entre les 70 vaches qu’elle élève avec ses parents, son travail à l’usine de chaudières, à Morlaix, et les barricades. « C’était en plein milieu de la crise du lait, je ne pouvais plus vivre. Je n’ai eu d’autre choix que de trouver un travail alimentaire », raconte-t-elle. « J’avais la tête à la crise et le corps entre l’usine et la ferme. C’était la première fois que j’allais à l’usine. C’était une première grosse claque ». Mais pas le choix, la mère de famille doit se battre : « Il fallait que j’aie un salaire, pour payer ma maison. Je venais d’adopter ma petite fille. J’étais au début de ma vie, j’avais vu au long terme, entre la maison et la construction d’une famille et paf… tout s’est écroulé, alors je n’avais pas le choix, je devais assurer ».

« J’avais la tête à la crise et le corps entre l’usine et la ferme. »
Audrey Le Bivic

Le jour où la mobilisation prend fin, Audrey s’en souvient parfaitement. Le 18 septembre, l’agricultrice rentre chez elle et prend conscience que les choses n’évolueront pas comme elle l’espérait. La raison ? Une entrevue entre le ministre de l’agriculture d’alors, Bruno Le Maire, et les représentants locaux de la FNSEA (la FDSEA est la section départementale du syndicat). Novice en lutte sociale, Audrey pensait que les simples éleveurs, comme elle, seraient écoutés… « J’ai compris qu’on ne trouverait pas d’accord satisfaisant en apprenant que c’était les représentants de la Fédé’ (la FNSEA, ndlr) qui allaient négocier », explique la jeune agricultrice. Une phrase résonne alors dans sa tête. « Je me suis dit : on s’est fait avoir », se rappelle-t-elle, « j’avais encore un infime espoir, mais en voyant les informations on a compris que ça n’avait rien donné ».

APLI
L’association, créée en décembre 2008 a été très active durant la crise de 2009. Elle conteste la FNSEA et a développé la marque de lait “FaireFrance”, équitable et solidaire pour mieux rémunérer les producteurs de lait.

Déçue, l’éleveuse décide de s’engager et rejoint l’association des producteurs de laits indépendants (APLI). Après le blocage de la plate-forme logistique de Lidl naît quelques jours plus tard la « grève du lait », lancée par l’association sous le regard réprobateur de la FNSEA. La lutte est vaine. « Malheureusement on n’a pas tenu, enfin pas nous mais les gens à l’écoute des ordres de la FDSEA… Ils ont lâché trop tôt ». Un immense choc, accompagné d’une grande déception pour Audrey et ses camarades. Surtout quand ils découvriront, plusieurs années après, « qu’à deux jours près les laiteries fermaient ». La fin du mouvement est amère, et l’énergie déployée n’aura été, selon la jeune femme brune, qu’un « coup d’épée dans l’eau ».

Quand la fin s’étire

Mais la fin, parfois, n’est pas là où l’on croit. Pendant près de six mois, en 2013, Denis Castel enchaîne réunions, journées de débrayages et manifestations. L’homme, représentant du personnel, travaille depuis plus de trente ans à Poullaouen pour l’usine de transformation de saumon Marine Harvest.

Denis Castel

Denis Castel

Pour lui, la fin a toujours été là, latente… « On s’est battu pour obtenir des choses, améliorer les accords du plan social, sachant déjà que c’était foutu pour le site. La lutte s’est arrêtée quand toutes les grandes lignes du PSE (plan de sauvegarde de l’emploi, ndlr) ont été définies ». Géant de l’agroalimentaire, le numéro un du saumon fumé lâchera finalement des indemnités de licenciement supplémentaires et quelques reclassements pour les 178 salariés licenciés.

Marine Harvest en 7 dates

Utiliser les flèches pour naviguer dans la frise temporelle

Pour Denis Castel, cette fin va s’étirer sur près de deux ans. Si le conflit social se termine fin 2013, la majorité des ouvriers n’est mise à la porte qu’en mai 2014. Denis, lui, reste en poste avec une vingtaine de rescapés jusqu’à la fermeture totale de l’usine en décembre 2015. « Pour moi, la transition était particulière », affirme-t-il avec le pragmatisme qui le caractérise. « J’étais toujours dans le boulot, et il fallait en même temps préparer le devenir ». Encore aujourd’hui, même après avoir été licencié, il participe toujours au suivi des reclassements de ses ex-collègues. Sa femme Najia, qui l’a soutenu depuis le début, confie : « Il mettra du temps avant de se dire : c’est terminé ».

« J’ai tout de suite craint l’arrêt du mouvement »

Et la victoire, au moins, ça se fête ? « Nous ne nous sommes même pas retrouvés autour d’un bon verre de whisky», sourit Jean-Pierre Le Mat.

« Nous ne nous sommes même pas retrouvés autour d’un bon verre de whisky »
Jean-Pierre Le Mat

L’hétéroclite mouvement des Bonnets rouges a pourtant su faire plier l’État en 2013, à coups de portiques écotaxes abattus, de centre des impôts incendié et de larges manifestations. Mais le militant d’alors ne saurait détacher une date où le combat, pour lui, a pris fin. « Il y a eu dans un premier temps la suspension de l’écotaxe mais nous ne pouvions pas faire confiance à l’État. Puis il y a eu l’arrêt définitif ». Une décision qui surviendra en octobre 2014.

La Bretagne des Bonnets Rouges

Utiliser les flèches pour naviguer sur le territoire

« Mes premiers mots lors de l’annonce c’est « on a gagné »… Mais j’ai tout de suite craint l’arrêt du mouvement ». S’ensuit un moment de réflexion, de doute, pour les représentants des Bonnets rouges. Si tous se retrouvaient derrière une lutte, des idées communes, malgré leurs origines diverses, la victoire va de pair avec la fin de l’union. « On sait que tout est terminé lorsqu’on voit le passage de l’intérêt commun à l’individuel, tous les petits mouvements se reforment et chacun repart de son côté », analyse aujourd’hui l’homme de 64 ans avec recul.

Un temps pour tout

Même amnésie pour Michel Politzer, 83 ans, farouche opposant au projet de centrale nucléaire à Erdeven au milieu des années 1970. « Je me rappelle de la mort d’Edith Piaf, de Cocteau mais ça, je n’en-ai pas le souvenir », lance-t-il, attablé dans son atelier d’artiste.

Michel et Anie Politzer

Michel et Anie Politzer

Lunettes posées sur le nez, Anie, sa femme, elle aussi militante très active, se souvient de la promesse de François Mitterrand lorsqu’il accède à la présidence en 1981. « Il a dit tout de suite que les Bretons n’auraient pas de centrale. Puis ça a été confirmé dans les articles de journaux ». En réalité, un article de Ouest-France du 14 novembre 1975 annonçait déjà que le projet était abandonné à Erdeven. Le président socialiste confirme ainsi une issue qui se murmurait depuis plusieurs mois. Les militants bretons antinucléaires peuvent enfin baisser le flambeau, notamment à Plogoff (dont le conflit a débuté en 1978).

« Il était temps que ça s’arrête… Il était temps qu’on gagne quelque chose »
Michel Politzer

Ce dont le vieil homme se remémore, c’est surtout un sentiment d’épuisement. « Il était temps que ça s’arrête… Il était temps qu’on gagne quelque chose ». Et pour cause ! Accaparés par deux ans et demi d’une lutte débutée en 1975, les deux artistes accusent du retard dans leur travail… Le peintre et sa femme, auteure, se retrouvent dans une situation financière difficile : l’argent ne rentre plus. « On était en danger ! », s’exclame Michel, la main frôlant sa longue barbe blanche. Avec trois enfants à charge, le couple se voit contraint de se remettre au travail en 1978 avant la fin définitive du combat. Un choix difficile à faire comprendre aux compagnons de lutte… « Les gens venaient chez nous pour parler. Ils taillaient une bavette, mais nous on était en train de bosser ! On les recevait avec plaisir mais ça nous a coûté très cher », se remémore Anie.

Retour à l'anormal
Fin de la lutte. La vie continue. Mais comment ? Un retour à “l’anormal” particulier pour chacun de ces individus, touchés par des combats différents. Ouverture d’un bar, écriture de livres et peintures... Chacun à leur manière, ils ont tenté de renouer avec la réalité. Avec le sentiment qu’elle n’est pas tout à fait la même qu’avant.
L

es mouvements sociaux auxquels ils ont participé n’ont pas duré au-delà de plusieurs mois. Ils ont dû fermer la parenthèse.

Jean-Pierre Le Mat

Jean-Pierre Le Mat

Jean-Pierre Le Mat, militant aux cheveux blancs des Bonnets rouges, en a bien conscience. C’est l’inquiétude et l’incertitude qui s’installent pour l’avenir du mouvement. Aucun des camarades n’avait envisagé, ou du moins organisé un « post-lutte ». « L’après ne s’anticipe pas comme le départ d’une entreprise », remarque l’ingénieur agronome au regard incisif. Il se concentre alors à nouveau sur sa famille et son entreprise d’informatique, créée une quinzaine d’années plus tôt. C’est le retour à l’inévitable train-train quotidien.

« On était le symbole d’une lutte qui avait réussi, on venait nous demander des conseils. »
Anie Politzer

Il en va de même pour les Politzer, opposants actifs au projet de centrale nucléaire à Erdeven. Alors qu’ils se désengagent de la lutte anti-nucléaire en Bretagne avant l’annonce officielle de Mitterrand en 1981, devant leur porte, les sollicitations continuent. Anie se souvient : « On était le symbole d’une lutte qui avait réussi, on venait nous demander des conseils. Pendant deux ans et demi, on a été plongé dans une action et après, on a été confronté à des attentes auxquelles on n’était pas préparé ». Les militants de Plogoff, qui se battent alors aussi contre le projet de centrale nucléaire, les contactent dans l’espoir de leur soutien. « On n’y est pas allé, on a juste fait une réunion pour les prévenir du danger du nucléaire. On avait fait notre boulot pendant un an. Ça ne m’intéressait pas de me prendre une grenade sur la gueule », lance Michel, rebuté par la violence.

« Des cris d’angoisse, de révolte »

Michel et Anie Politzer

Michel et Anie Politzer

Après trop d’énergie et de temps consacrés, le couple d’amoureux ne veut plus s’investir autant dans la lutte écologique. Mais elle restera une ombre planante dans leurs esprits. Qui ira même s’imprégner jusque dans leurs œuvres. En 1978 et 1999, deux catastrophes écologiques viennent de nouveau perturber la vie de Michel et Anie : les échouages de l’Amoco Cadiz et de l’Erika et leurs désastreuses marrées noires. Inconsciemment, l’art des deux artistes prend une nouvelle tournure. « La lutte a rejailli sur notre boulot. J’ai fait des toiles qui étaient véritablement des cris d’angoisse, de révolte », explique le militant écologiste. Crayons en main, Michel se mobilise pour alerter le grand public : « J’ai créé des affiches, des autocollants et un tee-shirt avec une étoile du drapeau européen qui pleure du goudron pour l’Erika ». Anie, quant à elle, alors en pleine écriture d’un livre de science-fiction, transforme son ouvrage en un roman d’anticipation où l’avenir du monde se trouve bouleversé par les changements écologiques.

De l’usine au bar

Virage à 180 degrés pour Denis Castel au lendemain de sa lutte. Le 31 décembre 2015, voilà le salarié de Marine Harvest licencié, pour de bon. Fini la transformation de saumon, l’homme se met à son compte et décide de servir de la bière dans son bar-tabac Le Naji à Brest. Son épouse, restée provisoirement sur Plounévézel [commune limitrophe de Poullaouen], se charge de la comptabilité à distance et lui donne des coups de main le week-end.

Le père de famille mûrissait son projet depuis longtemps, faute de choix. Après avoir été mis au placard pendant les derniers mois où il travaillait encore à l’usine de Poullaouen, Denis Castel apprend alors que le poste, que la direction lui promettait, en guise de reclassement sur le site de Landivisiau, ne lui sera finalement pas attribué : « À 53 ans et l’étiquette de délégué du personnel que j’ai dans le dos, je savais que ça allait être compliqué de retrouver un emploi dans une usine », explique-t-il, terre-à-terre. Chose d’autant plus difficile que le marché du travail du territoire du Poher, territoire finistérien, n’est pas au beau fixe. « Petit à petit ça a germé dans ma tête comme une évidence : j’avais déjà un pied dans le commerce avec ma femme qui tenait un café à Plounévézel », retrace Denis Castel en se frottant sa barbe poivre et sel.

« À 53 ans et l’étiquette de délégué du personnel que j’ai dans le dos, je savais que ça allait être compliqué de retrouver un emploi dans une usine. »
Denis Castel

La reconversion est réussie, même si elle n’a pas été des plus aisées. Pas facile de gérer à la fois la vente du bar-tabac, la poursuite des négociations du plan social et l’achat du nouveau fond de commerce : « Mes indemnités de licenciement ont été réinvesties totalement là-dedans ». Aujourd’hui, Denis Castel ne manque pas de travail. Et il compte bien endosser sa nouvelle casquette de commerçant jusqu’à la retraite. Derrière son comptoir, il retrouve le côté humain qu’il avait perdu : plus question pour l’ancien salarié de redevenir un « numéro en usine ».

Une épée de Damoclès au dessus de la tête

L’usine, Denis la quitte, Audrey en avait pris le chemin pour joindre les deux bouts. Mais le moral ne suit plus, l’agricultrice perd pied. « En quittant l’usine, quand je me suis retrouvée seule dans mon hangar, c’était très difficile. La fatigue, les angoisses, la pression… J’ai tout simplement fait une dépression. » Visage cerné, la jeune agricultrice envisage même de déposer le bilan : « On a mis tous les fournisseurs autour d’une table, la banque y compris, et un juge a décidé de la méthode pour étaler mes dettes. Ce n’est pas un dépôt de bilan, mais l’étape juste avant ».

« La fatigue, les angoisses, la pression… J’ai tout simplement fait une dépression. »
Audrey Le Bivic

Audrey Le Bivic, « je voulais pas lâcher la ferme »

Une solution temporaire et précaire selon la productrice de lait. Elle ne commence à sortir la tête de l’eau, financièrement, qu’au terme de l’année 2015. Pour autant, Audrey reste consciente que malgré tous les efforts consentis, elle se rend tous les matins à la ferme avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. La jeune femme est encore endettée à hauteur de 40 000 euros auprès de ses fournisseurs, « sans compter les emprunts bancaires ».

« La ferme, c’est notre retraite »

Et tout vendre et envisager un avenir loin des champs ? Une fausse solution pour Audrey Le Bivic. L’agricultrice ne revendrait sa ferme, au mieux, qu’à « la moitié de sa valeur ». Et il s’agit aussi d’assurer son avenir et celui de sa famille: « La retraite d’un agriculteur est minable, alors si en plus on se sépare de notre patrimoine… Bon à la limite je peux changer de métier, mais pour mes parents qui se rapprochent de la retraite c’est absolument inenvisageable ». Le ton est déterminé : « Rien que pour ça on va essayer de se battre », assure Audrey. Même si tout semble terminé, les Le Bivic ne lâcheront rien: « je crois que c’est notre nature. Je dirais que c’est le tempérament de la famille… ».

Unis comme les doigts du poing
L'union fait la force. Le vieil adage n'est plus à démontrer au sein les luttes sociales. Mais de cette solidarité, que reste-t-il après-coup ? Passer d'un combat collectif aux préoccupations personnelles, aux impératifs du quotidien, ça ne se fait pas sans douleur. Entretenir le lien entre les militants est alors essentiel... et parfois vital.

Qu’est ce que le mouvement social ?

«M

i-janvier 2016, on a perdu un de nos collègues qui s’est suicidé ». Denis Castel, le regard scrutant sans but le mur du fond de son bar, peine à trouver ses mots.

Denis Castel

Denis Castel

Il poursuit, non sans marquer de nombreuses pauses : « Lui aussi avait été licencié au 31 décembre 2015 et travaillait avec moi… ». La perte de son emploi serait à l’origine du drame. « On savait que chez Gad, il y en avait eus, et nous on n’avait pas été touché. Quelque part on était rassuré de ce côté là, en se disant : ‘On a réussi à passer sans grosse casse’ ».

Audrey Le Bivic

Audrey Le Bivic

Cette situation, Audrey Le Bivic l’a vécue : « Entre les dettes, la fatigue, la pression et tout ce qui guide notre quotidien, on est constamment à cran. Alors, il arrive que certains ne voient plus le jour et s’ôtent la vie ».

Dans son entourage professionnel, Audrey a déjà perdu un collègue. Un autre a également tenté de mettre fin à ses jours. « Heureusement, on l’a retrouvé avant et il s’est fait soigner ». La solidarité et l’action collective sont alors essentielles. « Certains voyaient en la grève du lait un moyen de ne pas sombrer ».

485
suicides
d’agriculteurs entre 2007 et 2009 selon l’Institut national de veille sanitaire.

Si l’agricultrice y est si attentive, c’est qu’elle a connu ces pensées noires. « Si je n’avais pas eu mes proches… (elle coupe). Quand ça ne va pas, j’appelle mes amis. Pas pour leur dire que je me sens mal, ça peut être pesant pour quelqu’un d’entendre ça, mais simplement pour discuter ».
Ses coups durs, elle n’en parle pas avec ses parents : « Il arrive qu’ils soient dans le même état que moi. Alors si on en parle ensemble, personne ne se remonte le moral. La chance qu’on a, c’est que l’on est déprimé un par un », sourit-elle.

La solidarité, une arme anti-suicide

Évolution professionnelle des anciens salariés de Marine Harvest

Passer sur les bonhommes pour connaître leur nouvelle situation

L’attention portée aux proches peut alors sauver des vies. « Ça dure quelques heures, ou deux jours tout au plus, mais on ne doit pas louper les premiers signes. Le pire c’est quand on ne l’a pas vu venir », déplore l’agricultrice de 33 ans. « La solidarité existe vraiment dans notre profession ».
Tout comme Audrey, à Marine Harvest, les représentants du personnel ont ensuite cherché à prendre régulièrement des nouvelles de chacun. « On a essayé d’établir des listes de personnes à cibler. On savait que des gens étaient en difficulté : problèmes d’alcool, de famille, de finances ».
Les délégués des salariés jouent alors la carte de la prévention. Une cellule psychologique a été obtenue au cours des négociations. Denis a aussi pu en bénéficier : « Cela nous a permis de discuter, de nous décharger… C’est un poids lourd à porter, tout ça.»

Un comité de suivi, obtenu par les négociations, accompagne les licenciés dans leurs recherches d’emploi. Une initiative indispensable aux yeux de l’ancien délégué du personnel : « Il ne faut pas oublier qu’à Poullaouen, dans la grande majorité c’étaient des gens qui n’avaient travaillé que là, dont certains qui ne connaissaient pas Pôle Emploi. C’était compliqué pour eux ».
Un an et demi après la fermeture du site de production, seul un tiers des salariés auraient retrouvé un CDI. Aujourd’hui encore, bien qu’installé à Brest, d’anciens collègues de Denis lui rendent visite lorsqu’ils sont de passage. Ils discutent de tout et de rien, mais aussi de ce que chacun devient, histoire de garder contact.

La famille, un soutien de poids… fragile

Parfois, l’investissement militant, puis les difficultés financières qui peuvent suivre, secouent la famille elle-même. À Poullaouen, le chômage sévit après la fermeture. « Il y a eu énormément de séparations et de divorces », affirme Najia, l’épouse de Denis Castel.

Même au sein de leur propre famille, cela n’a pas été simple, explique le père de trois enfants : « On est dans notre bulle (…), on a tellement de choses en tête, qu’on n’est aussi peut-être pas prêt à écouter. Dans notre attitude, nos comportements, nos propos, on ne se rend même pas compte qu’on est à côté de la plaque. A la maison, ils en ont pâti, ça c’est certain ».
Julie Pagis, sociologue et auteure du livre Mai 68, un pavé dans l’histoire, a pu observer les mêmes conflits familiaux lors de son enquête : « Près de deux tiers des couples sur lesquels j’ai travaillé se sont séparés dans les années qui suivent mai 68 ».

2/3
couples
ont divorcé après avoir lutté.

Pagis Julie, Mai 68, un pavé dans leur histoire. Socialisation et événements politiques, Presses de Sciences Po, 2014

Heureusement, Najia reste un soutien de taille : « Étant donné que j’avais été déléguée du personnel de mon entreprise [l’ADMR, une structure d’aides à domicile, qui avait subit un plan de licenciements massif en 2011], je pouvais donner des conseils (…) Au niveau familial, on était là, on ne pouvait que s’engager ».

Jean-Pierre Le Mat, lui aussi, a trouvé son principal soutien auprès de sa femme, Marie-Ange.

Marie-Ange Le Mat : « moi, je suis pas une militante »

A Plouaret, Thierry Le Bivic, s’inquiète pour l’avenir de sa fille dans le contexte actuel. Il a donc pris part à sa lutte : « À Guingamp en 2009, je manifestais avant tout pour Audrey ».

Le collectif se délite

Jean-Pierre Le Mat

Jean-Pierre Le Mat

Les relations entre (ex)militants deviennent plus rares et la lutte quitte peu à peu les discussions. Si Jean-Pierre Le Mat se réjouit du « réseau né du décloisonnement entre les professions » et des nouveaux partenariats après les Bonnets rouges, sa déception est perceptible. Les militants actifs au sein du mouvement se font de moins en moins nombreux.

Néanmoins, le responsable de la communication ne désespère pas, préférant se satisfaire de l’enrichissement humain apporté par la lutte : « J’ai toujours fait des rencontres lors des manifs et je m’attachais plus aux personnalités avec lesquelles j’échangeais, qu’à leur couleur politique ». Il tente de tirer le meilleur de ses relations : « Il ne faut pas se voir comme une image, une étiquette, il suffit de s’enrichir et de se façonner au fur et à mesure des rencontres en voyant ce que l’on veut ou ne veut pas être ». Son engagement auprès des Bonnets rouges lui a aussi donné l’occasion de revoir d’anciens camarades de Plogoff : « C’est du passé, mais cela faisait plaisir de les revoir », confie-t-il, la voix légèrement tremblante. Il assure ne s’être jamais retrouvé seul et encore moins après les Bonnets rouges.

« Une société qui sépare énormément »

Les rencontres faites par les Politzer sont aussi l’un des bons souvenirs de leur après-lutte. Et ils en ont faites beaucoup, de tous les horizons : des étudiants parisiens, des militants acharnés, une Japonaise… et même des Sioux, venus pour la conférence de Genève sur les minorités afin de lutter contre l’exploitation de l’uranium sur leurs terres. « Ils avaient entendu parler de nous, du CRIN ».

300 manifestants contre la centrale nucléaire à Erdeven en janvier 1975

Erdeven, en janvier 1975

Le CRIN, c’est le Comité Régional d’Information sur le Nucléaire que les Politzer et leurs camarades créent pendant la lutte en novembre 1974. Il a alors pour objectif d’apporter des informations aux habitants et aux touristes pour lutter à Erdeven et contre le nucléaire dans sa globalité. Il se multipliera en une centaine de cellules… et dans le monde entier. Anie ne s’en attribue pas le mérite : « C’est grâce à la solidarité, grâce aux gens. Ce sont eux qui ont fait le relais et ont étendu le mouvement. On s’est contenté de donner des pistes ».

Pourtant, quand le projet de centrale à Erdeven est abandonné en 1975, le couple a dû insister pour que l’élan du rassemblement solidaire se prolonge sur l’ensemble de la Bretagne : « On a dû les pousser un peu car ils souhaitaient la protection du clocher avant tout. Ils ne comprenaient pas que le nucléaire n’a pas de frontières », constate l’auteure d’une voix douce. La lutte anti-nucléaire continuait notamment à Plogoff, dès 1978. Michel Politzer y va de son hypothèse : « Cette solidarité effective, ce n’est pas sûr qu’on la retrouverait. Aujourd’hui, on est tellement sur-noyé, abreuvé d’informations, de contre informations… ». L’espoir en la solidarité militante est désormais éteint pour le couple d’artistes : « Les gens sont très spectateurs maintenant ».

Le temps où 15 000 personnes défilaient sur la plage, à Pâques en 1975, où les Politzer accueillaient une trentaine de militants chez eux, semble aujourd’hui bien lointain. Y compris les liens noués après la lutte. « Il n’en est pas resté grand chose car tout se délite vite. On n’a jamais revu ces Indiens, les étudiants ou la Japonaise qui faisait une thèse sur notre lutte », déplore Michel. Le vieil homme est amer face à une « société qui sépare énormément parce qu’on est obligé de bosser ».

Une impression confirmée par Julie Pagis: « L’une des principales rétributions de l’engagement, ce sont les liens amicaux, voire amoureux pour certains. Mais, ce qui était très net dans mon enquête, c’est que les gens qui arrêtent de militer pour X ou Y raison, perdent souvent les liens avec leurs anciens camarades ».

Pouvoir à revoir
Pas de centrale à Erdeven. Plus d’usine à Poullaouen. Plus d’écotaxe, et terminées les journées blanches des producteurs laitiers. Un point final est apposé, au moins provisoirement, aux actions de terrain. Mais, pour la lutte et les revendications qu’elle porte, il s’agit plutôt des points de suspension : le combat se poursuit, usant d’autres moyens d’expression, plus institutionnels, sur le terrain politique.
« Il était temps de traduire les résultats de notre lutte dans l’urne »
Michel Politzer
«G

râce au CRIN, on s’est forgé une conscience politique », expliquent Anie et Michel Politzer. Exit le rôle de leader de lutte. Michel décide d’endosser la casquette d’homme politique. Tandis qu’Anie se met en retrait, suite à une véritable « saturation ». « Après Erdeven, les élections locales de Belz (en mars 1977, ndlr) ont vraiment signifié quelque chose. Ce n’est pas celui qui parlait le mieux ou qui avait le plus de fric qui était élu. Il était temps de traduire les résultats de notre lutte dans l’urne ». Victoire ! L’écologiste restera six ans à son poste de premier adjoint au maire dans cette bourgade du Morbihan.

Pourtant, même s’il fédère toujours du monde autour de ses idées, une fois en poste, le voilà seul. « J’ai proposé de faire des commissions publiques, on m’a répondu ‘Ah bah écoute, t’es élu maintenant, tu te démerdes ». De l’animosité se fait sentir. « Je me suis fait des ennemis ». L’homme ne baisse pas les bras pour autant. Avec des amis, il crée le MEP en 1980. Un Mouvement d’Ecologie Politique pour « s’attaquer au plan national ». Il aboutira finalement à un parti que l’on connaît bien aujourd’hui : « On a créé les Verts-Parti écologiste en 1982 avec d’autres groupes. On voulait créer un mouvement unique ».

La lutte comme élément déclencheur sur un territoire

Kernalegenn Tudi, Bretagne, fragile bastion de l’écologie politique, Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2014

Tudi Kernalegenn, docteur en science politique à l’Université de Rennes 1 et expert des mouvements sociaux en Bretagne, le constate lors de son étude sur Plogoff: « Ca a été une sorte de sas, de transformation des militants qui sont devenus écologistes ».

Brève histoire du Mouvement d’Ecologie Politique (MEP) racontée par Michel Politzer

Passer la souris sur l’image pour écouter les sons

Lutter avec un bulletin de vote

Traduire son mouvement dans les urnes, c’est aussi ce qu’espère Jean-Pierre Le Mat. Lors des élections locales, une seule chose compte dans le choix du bulletin qu’il glissera dans l’enveloppe : « l’intérêt de la Bretagne avant tout. En espérant avoir le plus d’anciens Bonnets rouges vainqueurs à chacune des élections ».

IRA
L’Armée Républicaine Irlandaise regroupait plusieurs groupes paramilitaires qui luttaient contre la présence britannique pendant la guerre civile en Irlande du Nord. Le Sinn Féin y était lié jusqu’en 2005.

Pourtant, utiliser le système électoral pour faire passer ses idées n’a pas toujours séduit le militant. Plus jeune, cet « anarchiste amoureux de son pays : la Bretagne » est entré en politique par des chemins des plus sulfureux : l’année de ses 20 ans, insoumis à l’armée française, il prend la mer direction l’Irlande.

Influencé par les combats de l’IRA et du Sinn Fein, il crée avec plusieurs camarades, à son retour en Bretagne, un groupuscule de « libertaires autonomistes », Strollad Pobl Vreiz (SPV). Il sera actif de 1979 à 1983. Lui qui milite alors contre le projet de centrale nucléaire à Plogoff, dans le Finistère, y voit un possible prolongement de sa lutte indépendantiste. Une convergence récurrente au sein des combats écologistes selon Tudi Kernalegenn.

Une conscience écologique et bretonne

Kernalegenn Tudi, Bretagne, fragile bastion de l’écologie politique, Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2014

Mais le mode d’action choisi par Jean-Pierre Le Mat ne s’inscrit pas dans la même philosophie que Michel Politzer… « Nous nous préparions en cas de maintien du projet de centrale nucléaire ». Il sera condamné à une peine avec sursis pour « constitution de groupe paramilitaire, trafic d’armes et intelligence avec des pays étrangers », et libéré après une grève de la faim de 12 jours. Un groupe paramilitaire ? « Nous faisions des marches sportives en forêt et des entraînements physiques », élude-t-il.

Assagi avec les années, Jean-Pierre Le Mat, lorsqu’il vote, accorde plus d’importance aux personnalités qu’aux partis. La preuve ? Il aura voté Cohn-Bendit, Bayrou et NPA. Ses idées et sa vision du système politique, le militant les construit au fur et à mesure de ses luttes et des rencontres qu’il y fait. Le Bonnet rouge, qui se dit ni de droite, ni de gauche, n’est pas toujours à une contradiction près. Mais il est représentatif de la complexité de l’univers régionaliste pour qui la défense du territoire passe, bien souvent, au-delà des étiquettes politiques.

Le piège de la récupération politique

« J’ai appris à mes dépends qu’il faut se méfier des manipulations »
Denis Castel

Mais lorsqu’on interroge Audrey, Michel et Anie, Jean-Pierre ou Denis sur les hommes politiques et les partis, c’est la méfiance qui domine. Denis Castel a ainsi fait l’expérience de la récupération politique à travers un mouvement qui, justement, se voulait hors partis : celui des Bonnets rouges. Répondant à l’appel « vivre, travailler et décider en Bretagne », le salarié participe, avec ses collègues, au grand rassemblement des Bonnets rouges à Quimper en 2013.

Mais, à l’inverse du vécu de Jean-Pierre Le Mat, il en conserve une certaine amertume. Lors de cette manifestation, « il y a un gars qui a parlé au nom de Marine Harvest, se prétendant représentant du personnel, qui était un intérimaire que même moi je ne connaissais pas ». Lors d’une rencontre initiée par le maire de Carhaix Christian Troadec, des représentants des usines Gad et Doux, en plein plans sociaux, sont présents… mais aucun de Marine Harvest, pourtant à deux pas de la ville.

Il faut dire que les salariés n’ont pas toujours agi comme certains acteurs politiques l’auraient souhaité : alors que les ouvriers tiennent une assemblée générale sur le site, ils sont avertis par téléphone qu’un groupe d’élus locaux et de militants du Front de Gauche se tient prêt à séquestrer la direction. Sans avertir les premiers concernés, qui s’y opposent à une large majorité. « On est descendu et on leur a dit de partir. Comme en plus ils avaient fait venir les médias, ils n’ont pas apprécié », raconte Denis Catel, avec un sourire ironique. « Ils n’avaient pas à faire ça sans qu’on soit concerté. Les gens voulaient s’emparer de notre combat. Parce que – je pense qu’ils vous diront le contraire – mais il y avait des échéances électorales ». Il conclut : « J’ai appris à mes dépens qu’il faut se méfier des manipulations ».

Le militantisme, par les militants

Même situation à Erdeven. Les Politzer se heurtent aux tentatives de récupérations politiques. Le CRIN s’est toujours revendiqué « apolitique ». « On a tenu à distance les partis. On voulait qu’ils viennent comme n’importe qui mais ils venaient toujours avec leur programme et leur liste », s’agace l’écologiste. Le parti communiste de l’époque tentera même de faire cesser l’activité du comité. « Dans leur idée, l’avenir de l’humanité, c’était la technologie. J’étais le fils d’un résistant communiste durant la seconde guerre mondiale, ce n’était pas possible à leurs yeux que je me dresse contre les centrales nucléaires et donc contre eux », détaille Michel.

Désillusion et désaveu

Au fur et à mesure des entretiens sur ce sujet avec Michel, Anie, Denis, Audrey et Jean-Pierre, un point commun émerge. Chacun exprime à sa manière une prise de distance face au monde politique.

Au début des années 1980, Michel va suivre Anie dans sa retraite, fatigué des manœuvres politiciennes : « Quand j’ai assisté aux deux trois grandes réunions où tous les écolos étaient réunis à Paris, quand j’ai vu les querelles, les luttes de pouvoir, les conneries et tout… J’ai dit ‘bon allez, j’arrête !’ » L’artiste met alors la politique au placard : « Je ne suis pas un joueur d’échec ». Jean-Pierre Le Mat non plus ne veut plus s’adonner à l’exercice. « Je l’ai fait il y a longtemps, cela m’a coûté plusieurs fois de la prison. J’ai autre chose à faire que de la communication et de l’apparence. La politique ce n’est que ça et de la séduction », juge l’ancien insoumis.

« J’ai autre chose à faire que de la communication et de l’apparence. La politique ce n’est que ça et de la séduction »
Jean-Pierre Le Mat

Une lassitude partagée aussi par Denis Castel, qui fut conseiller municipal de Plounévézel. L’homme « plutôt de gauche » constate que « même dans les petites communes, ils sont touchés par le jeu des partis ». La grève et les longues négociations à Marine Harvest n’auront fait qu’augmenter son exaspération à l’encontre du monde politique. « Les aides données aux boîtes par l’État, elles doivent normalement aider les entreprises. Mais elles n’y sont pas réinvesties : ça va directement à l’étranger, chez les actionnaires. C’était l’État qui finançait le PSE ! ».

« Ils me dégoûtent tous »

Audrey Le Bivic

Audrey Le Bivic

Le désaveu est encore plus fort pour Audrey Le Bivic. « Ce sont les politiciens qui entraînent toute cette crise. Qu’ils soient de droite ou de gauche ils me dégoûtent tous ». Si elle se revendique comme étant plutôt de gauche, Audrey Le Bivic en veut au gouvernement de François Hollande de ne pas avoir fait évoluer la condition des agriculteurs depuis le début de son mandat en 2012, alors qu’une nouvelle crise du lait secoue à nouveau la profession. Elle déplore notamment la tendance à aider au développement des grandes exploitations, qui serait une erreur pour la santé de la filière et ses emplois, selon elle.

Mais les politiciens ne sont pas les seuls qu’elle met en cause. Après avoir lutté aux côtés de la FNSEA en 2009, elle garde de la rancœur vis-à-vis des méthodes du premier syndicat agricole français. Elle lui reproche notamment une trop grande complaisance envers les coopératives agricoles et le pouvoir politique.

« Il faut absolument qu’on se remobilise »
Audrey Le Bivic

Au sein de l’APLI, elle tente tant bien que mal de peser dans la balance. Pour autant la productrice de Plouaret, qui n’hésite jamais dans ses propos, reste convaincue que voter est l’un des piliers de la démocratie. « Que ce soit pour les élections nationales ou de la chambre d’agriculture, la problématique est la même. Il faut absolument qu’on se remobilise ». Le FN au pouvoir en 2017 et la FNSEA comme représentant en 2019, Audrey n’en veut pas mais craint que l’ « écœurement» de ses confrères ne les y conduisent.

Fils de lutte
La lutte. Un moyen de défendre ses idées, ses conditions de travail. Mais pas seulement. Les militants espèrent également préparer de la meilleure des manières possible l'avenir des générations futures.
«N

os parents se sont battus pour nous, c’est désormais à nous de faire de même. Nous sommes responsables de l’avenir de l’agriculture. Et pour ça, on doit respecter une certaine qualité comme nourrir correctement nos bêtes et ne pas faire n’importe quoi avec nos terres. » Après la lutte, Audrey Le Bivic a décidé d’agir pour transmettre ses idéaux. En devenant membre de l’Apli, l’agricultrice bretonne cherche à trouver des alternatives à ce que peut proposer le modèle économique actuel. Elle a notamment fait le choix de rejoindre le label FaireFrance. Ce dernier, créé en mai 2012, cherche des « moyens efficaces afin de garantir à tous un prix équitable et des revenus décents », selon l’organisme.

« Je trouve qu’à tout casser ou à mettre du fumier, on se met le consommateur à dos. »
Audrey Le Bivic

La jeune femme goûte particulièrement les méthodes utilisées par le label pour faire la promotion de son milieu agricole. C’est avec plaisir qu’elle se rend à des animations où les agriculteurs présentent directement leurs produits aux clients: « Au début les gens passaient en se disant : ‘oh la la encore des paysans qui veulent nous vendre des trucs’. Maintenant ils ont compris que nous venions nous-mêmes vendre nos produits, pour améliorer nos conditions de travail et de vie ». Une méthode douce qui convient mieux à Audrey que les actions revendicatives. « Je trouve qu’à tout casser ou à mettre du fumier, on se met le consommateur à dos. Il sait bien qu’il y a un problème de prix mais il considère qu’il a ses problèmes aussi. Donc l’empêcher de faire ses courses, ou le bloquer sur les routes, c’est l’énerver encore plus. »

D’ailleurs, FaireFrance ne s’arrête pas au dialogue avec le consommateur. Audrey Le Bivic s’est même rendue au Vatican le 27 janvier dernier, avec des homologues de l’European Milk Board, une délégation du label. L’objectif ? Faire intervenir le Pape pour alerter un plus large public.

« Éviter qu’elle vive le même calvaire »

Alors que l’agricultrice s’engage pour changer le monde, sa fille regrette qu’elle ait la vie aussi dure. « Je voudrais leur dire à tous ces politiques que j’en ai marre de voir ma maman comme ça : pleurer, déprimer, fatiguée tout le temps… ». Ce sont les mots qu’a entendu Audrey le Bivic de la bouche de sa jeune adolescente. Devenue maman en adoptant Agathe juste avant que la crise du lait ne frappe le monde agricole, la productrice laitière pensait entrer de la meilleure des manières dans la vie active. Constat amer : sept années plus tard, sa fille de 13 ans évoque régulièrement les dysfonctionnements de sa profession. Elle s’intéresse d’ailleurs plutôt aux métiers « de styliste ou de vétérinaire ». La travailleuse acharnée l’avoue, elle préfère éviter que sa fille devienne éleveuse. Et « vive le même calvaire » si la situation économique ne s’améliore pas.

Imprégnés par la lutte

Car si tous sont militants, ils sont aussi à la tête d’une famille. Sous les pancartes brandies, les enfants ont dû piétiner derrière leurs parents. Les trois enfants Politzer, en pleine adolescence lors des manifestations, ont fabriqué des banderoles, participant à leur manière au combat contre le nucléaire. L’héritage de la lutte coule toujours dans leurs veines selon leurs parents : « Ils sont très concernés et fiers de ce qu’on a mené. C’était un véritable éveil à l’écologie pour eux ».

20 %
des enfants
de soixante-huitards ont eu, à un moment ou à un autre, un engagement militant.

Pagis Julie, Mai 68, un pavé dans leur histoire. Socialisation et événements politiques, Presses de Sciences Po, 2014

Quant aux trois enfants Le Mat, ils ont recueilli l’empreinte du père: « C’est sûr, ils ont dû hériter de ces échanges. Ils ont pu être influencés lors de discussions entendues à la maison », en convient l’ancien porte-parole des Bonnets rouges. À la table familiale, on ne parlait pourtant pas trop politique. « De toute façon on vote tous à gauche je pense. Je leur ai juste transmis la liberté, celle qui sauve des idées nationalistes », se rassure le patriarche, qui se revendique, lui, favorable à la « république de Bretagne ».

Michel se souvient : « On passait les après-midi à faire des réunions. On revenait à minuit, on était crevé ». Si les militants ont essayé de garantir un avenir meilleur pour les générations futures, ils ont dû s’impliquer de manière conséquente. Parfois au détriment de leurs enfants. « Ils étaient en pleine adolescence. Ils en ont souffert un peu quand même », déplore Anie, « c’était assez traumatisant mais ils ne nous l’ont jamais reproché ».

Un territoire en héritage

Si la famille endure les engagements des militants, le territoire peut aussi porter à sa manière les cicatrices, ou les apports, du conflit. Même si Denis Castel n’habite plus le Poher, il entend bien agir pour faire revivre un Centre Ouest Bretagne qui a souffert de nouveau avec les licenciements de Marine Harvest. « C’est normal », martèle-t-il, comme s’il en avait le devoir. « Toute ma vie je serai sensibilisé à ces plans sociaux. Je pense que si on n’est pas concerné, on n’a pas compris la lutte », explique-t-il. Et pour cause, la fermeture définitive de l’usine Marine Harvest a été un coup dur. D’autant plus que, par le passé, Denis Castel avait déjà connu deux autres plans sociaux dans l’entreprise, qui s’appelait alors Saumon PC.

Une convention de revitalisation du territoire a été signée avec l’État, et l’ancien délégué du personnel participe encore à un comité de pilotage chargé de cette mission. « Le but est de recréer autant d’emplois que ceux qui ont été perdus. Et ils y arriveront je pense, surtout en aidant les PME ». Les petites entreprises seraient l’avenir selon lui. Pas les grands actionnaires, contre qui l’ancien ouvrier peine à cacher son énervement : « On sait aujourd’hui que, quand les financiers reprennent une usine, ça va fermer à un moment ». Denis Castel se dit même prêt à venir défendre les salariés du site de Landivisiau de Marine Harvest en cas de licenciements massifs. Et ré-endosser le manteau de la lutte ? Ce serait « sans hésiter ».

« On sait aujourd’hui que, quand les financiers reprennent une usine, ça va fermer à un moment »
Denis Castel

Sur le territoire d’Erdeven, l’héritage n’est pas ouvrier mais serait plutôt écolo. Des associations militantes plongent la main dans la terre pour garantir le vert de leur habitat. Mais est-ce vraiment une conséquence de la lutte anti-nucléaire menée par les Politzer ? Pas vraiment, selon le collectif Les Lucioles – Ria d’Etel en Transition. Cette association s’inscrit dans la dynamique du mouvement des villes et territoires « en transition » lancé en 2006 à Totnes, en Grande-Bretagne, par un enseignant en permaculture, Rob Hopkins.

Les jardins partagés des lucioles, un héritage d’Erdeven ?

La sociologue Julie Pagis a constaté une volonté globale de retour à la terre chez les post-soixante-huitards, mais également de manière plus générale, depuis une quinzaine d’années. « Ces mouvements sont plus diffus et ne font pas forcément suite à un gros mouvement social. Ce sont plutôt des prises de consciences de mouvements locaux », explique la chercheuse. « Ces choix de vie importants sont souvent liés à une déception, par rapport au monde du travail, au monde capitaliste ou à la non-prise en compte du changement climatique. C’est un peu la logique de l’exemplarité, comme toutes les utopies communautaires. C’est de dire qu’on n’y arrivera pas par les voies classiques, alors essayons nous-mêmes de commencer à le faire ».

Une lutte qui « mérite d’être connue de tous »

« Il n’y a pas eu de castagne, de blessés. Alors notre lutte est comme passée à la trappe. »
Anie Politzer

Au yeux des militants, les sacrifices exigés par la lutte ne peuvent être vains. Peu après le combat, caméra 16 mm à la main, Michel co-réalise le documentaire « Erdeven 75 ». Une manière d’assurer l’héritage d’Erdeven et laisser une trace dans les mémoires. « Il a été fait pour montrer notre engagement et la ferveur de ce moment », se rappelle Michel. Le film, un recueil de témoignages d’opposants au projet de centrale, sera même projeté dans les salles.

C’est d’ailleurs le chemin qu’a emprunté Jean-Pierre Le Mat. L’homme ne ressent plus le besoin de fouler le pavé. De la lutte physique sur le terrain les quarante premières années de sa vie, il a fini par adopter un mode d’action « moins dangereux » : l’écriture. Il s’est lancé ces dernières années dans un récit très personnel de l’histoire de Bretagne. Onze ouvrages au total, pour la plupart publiés chez un petit éditeur local.

Aujourd’hui, le couple Politzer regrette amèrement que peu de livres aient traité du combat mené à Erdeven, éclipsé médiatiquement par celui de Plogoff. « Il n’y a pas eu de castagne, de blessés. Alors notre lutte est comme passée à la trappe. On ne peut pas parler des luttes antinucléaires sans parler de la nôtre. Elle mérite d’être connue de tous », assure Anie avec force et qui rêve, un jour, d’en faire un livre. Même si le combat d’Erdeven est oublié aujourd’hui, il aura profondément apporté au couple: « ça a libéré notre parole à l’un et à l’autre. Avant, nous n’osions pas parler en public. La lutte nous a désinhibés ».